
« Lentement tout ceci atteignait Bérénice. Les couleurs enfuies revenaient, elle tournait sur elle-même, elle regardait le visage de plâtre. Incrédule. Elle regardait Aurélien. Il avait été se mouiller les cheveux, se peigner…pourquoi ? L’Inconnue de la Seine…peut-être…Si ce n’était pas une femme qu’il avait connue, c’était un masque qui lui avait plu, d’abord…et puis il avait trouvé qu’elle, Bérénice, ressemblait à ce plâtre modelé…Elle était mordue par une jalousie insensée. Jalouse d’une morte, d’une noyée, qu’il n’avait jamais vue. Elle le prit, elle arracha le masque aux mains d’Aurélien. Elle sentit dans ses doigts comme il était périssable. Un envie furieuse de le détruire la domina. A quoi bon ? Il pouvait sortir, et en acheter un autre exemplaire. Elle regarda longtemps cette image blêmie d’elle-même que ne lui avait jamais montrée aucun miroir. Il parlait : « C’était d’abord…simplement…un visage mystérieux, je l’avais vu dans une boutique, et l’Italien qui fait les plâtres rue Racine, le mouleur, vous savez, comme je le regardais m’a raconté son histoire…enfin ce n’est pas une histoire…on ne sait rien d’elle…une inconnue…qui s’est jetée dans la Seine, une femme jeune, elle a fermé les yeux sur son secret…pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l’amour…On peut rêver ce qu’on veut…Qu’est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d’une autre…Il avait dû la trouver très belle, lui…Il ne lui a pas semblé possible de la laisser partir comme ça, sur les amphithéâtres de la faculté de médecine, où des jeunes gens aveugles l’auront disséquée pour apprendre l’anatomie…Il a voulu…et alors… ». Elle dit, elle avoua : « Je suis terriblement jalouse… ». ARAGON, Aurélien, 1944.