LES CARNETS DE L’ANGE AVEUGLE – Le Paris de Balzac n’existe pas
19 février 2010
Balzac à Berlin : l’ange, le café et le scooter.
Un ami liégeois me fait remarquer que mon blog s’est immobilisé pendant quelques jours et en conclut, avec un sens de la déduction digne d’un agent des services d’intelligence de l’armée belge, que j’étais à Berlin pour la Berlinale. La belle lectrice qui m’accompagne, fidèle à sa logique d’artiste clandestine, a choisi d’apparaître ici pour la première fois dans une pose à la Banksy.
A Berlin, allais-je oublier Balzac pour quelques jours ? Impossible. Il faut savoir que prolifère à Berlin (comme d’ailleurs dans d’autres villes allemande), une chaîne de cafés qui agit sous le label “Balzac Coffee”.
Vous en trouverez un peu partout : Postdamer Platz, Alexander Platz, et, entre autres, à la Friedrichstrasse, dans le quartier de Mitte, où M. et moi avons pris nos quartiers, chez un ami malheureusement absent. Au risque de mettre en péril notre vie privée, je puis vous indiquer que c’est ici que nous avons l’habitude de prendre notre petit déjeuner berlinois.
En général, je me méfie de ces chaînes qui franchisent leurs labels, vous fourguent des cafés à l’américaine et en plus prétendent vous vendre leurs produits comme les nouvelles merveilles de l’alimentation. A Berlin, comme ailleurs, une grande chaîne américaine spécialisée dans le café lavasse sévit. Je l’évite soigneusement, ce qui à New York n’est pas toujours possible. Je me souviens d’avoir trouvé, il y a quelques mois, un peu de repos dans un de ces cafés S., près de Ground Zero. Mais, je dois l’avouer, j’ai une certaine sympathie pour les Balzac Coffee. Vous devinez pourquoi. L’hommage à l’auteur du Traité des excitants modernes n’est pas complètement galvaudé et a même un certain chic, grâce à un logo un rien mystérieux, je vais y revenir.
Le premier mérite de ce logo est que la reproduction du portrait de Balzac nous est épargnée, piège auquel n’a pas échappé une chaîne canadienne du même nom, ou quasi. Il s’agit ici du Café Balzac’s Coffee, les marketeurs canadiens n’oublient jamais que les francophones boivent du café tout autant que les anglophones. Mais enfin, est-ce que Balzac trempait sa plume dans sa tasse pour écrire en anglais ?
Restons à Berlin. Je vous résume l’article de Wikipedia.de : les Balzac Coffee allemands ont été lancés en 1998 par la jeune styliste Vanessa Kullmann, après un voyage d’études aux Etats-Unis. Il en existe à présent 30 à travers l’Allemagne, dont 7 à Berlin. La dame a obtenu le prix du meilleur manager allemand en 2006, a reçu le Prix Veuve Cliquot de la jeune entreprise et publié un bouquin, Keine grosse Sache (”C’est pas une grosse affaire”) qui a rapidement figuré dans les meilleures ventes des ouvrages de marketing. C’est dingue ce que les jeunes femmes managers tirent de Balzac : en France, Brigitte Méra, une des animatrices du site des très sérieuses Etudes balzaciennes a publié un livre de self-marketing intitulé La méthode Rastignac. Pauvre Balzac, si malheureux en affaires… Brigitte Méra propose Rastignac en modèle aux jeunes loups de l’économie néo-néo-néo-libérale, mais Vanessa Kullmann doit avoir un faible pour Vautrin et le flicage. En avril 2008, le tribunal administratif de Hambourg l’a condamnée à faire enlever dans les deux mois les caméras de surveillance installées systématiquement au comptoir des cafés de sa Kette, ce qui a été considéré comme une atteinte à la vie privée. Du coup j’hésite à publier cette photo de la lectrice inconnue du Balzac Coffee de la Friedrichstrasse, qui pourtant illustre à la fois la tranquillité du lieu et le sérieux littéraire de la jeunesse allemande.
Il y a évidemment à boire et à manger au Balzac Coffe. Certes les muffins collent aux dents, mais l’arabica est nuancé et l’on sert des “Lütticher Waffels”, des gaufres de Liège, un rien croquantes et sucrées avec précision, une offre à laquelle je ne puis rester insensible. J’apprécie cette délicatesse qui me permet de songer un instant à ma patrie lointaine. Les gaufres préparées par ma grand-mère étaient moins sèches, cependant.
Mais ce que j’aime des Balzac Coffee, c’est le logo : un petit ange sur un scooter. Je suis évidemment très troublé par la coïncidence : comme moi les Balzac Coffee associent donc le romancier avec l’image de l’ange, un ange jeune, un chérubin. Le leur est motorisé, le mien est aveugle. Il faut savoir que j’avais choisi le titre de ce blog Les carnets de l’ange aveugle avant même de décider de prendre Balzac comme cicerone de mes récits d’explorations urbaines. Au moment de ce choix je n’avais certainement pas à l’esprit le logo de la chaîne de Fraulein Kullmann et je ne suis même pas sûr que, l’an dernier, à la même époque, j’y avais vraiment prêté attention. Voilà qui demande exégèse.
Commençons par le lieu, Berlin. La chose est peu connue, mais Balzac y a passé un jour ou deux, en octobre 1843, à son retour de Saint-Petersbourg, où il était aller retrouver l’Etrangère, Madame Hanska. Le moins que l’on puisse dire est qu’il ne fut pas impressionné : “Imaginez-vous Genève perdue dans un désert de sable et vous avez une idée de Berlin. La ville deviendra peut-être un jour la capitale de l’Allemagne, mais ce sera toujours la capitale de l’ennui”.
Il ne s’y attarde pas, mais, de l’Hôtel de Russie où il loge, il envoie quand même un petit billet à un de ses prestigieux amis, rencontré plusieurs fois à Paris dans les salons du peintre Gérard : le Baron Humboldt, le grand homme de science allemand, cité trois fois dans La comédie humaine. Je vous conseille en particulier le “Fantasque avant-propos” des Aventures administratives d’une idée heureuse recueillies et publiées par le futur auteur de l’Histoire de la Succession du Marquis de Carabas dans le fief de Cocquatrix, texte rare, malheureusement non repris dans l’édition critique en ligne et qu’il faut aller chercher en fin du volume XII de l’édition Pléiade. Balzac y fait intervenir un “certain savant prussien connu pour l’intarissable fluidité de sa parole”, dissertant sur l’iconographie des idées. Je n’en dit pas plus, le sujet ayant déjà été traité par les experts. Humboldt serait venu à la rencontre de Balzac, lui apportant une lettre du Roi et de la Reine de Prusse. C’est probablement lui qui l’amena voir une représentation du Songe d’une nuit d’été, dont il nous est rapporté (par qui ?) qu’elle ennuya le romancier. D’accord, d’accord, mais le café…Un peu de patience : vous allez bientôt apprendre que l’amitié de Balzac avec Humboldt n’est pas complètement étrangère à notre propos sur les excitants modernes. Notez, en attendant, que, chaque année, lorsque M. et moi allons à Berlin, nous avons grand plaisir à retrouver notre amie K., spécialiste des fatras littéraires, qui travaille joyeusement et précisément à la Humboldt Universität et avec qui nous discutions l’autre soir de l’iconographie du Saint-Esprit. Plutôt bel homme, le Humboldt.
Balzac quitte Berlin en train pour Leipzig (qu’il écrit Leipzick) et le 19 octobre 1843 raconte son voyage à Madame Hanska, de Dresde, ville à laquelle il trouve beaucoup plus de charmes. Conséquence de ce passage rapide, Balzac n’a probablement pas vu grand chose et la ville prussienne n‘est guère présente dans La Comédie humaine. Je note cependant que, dans Les Comédiens sans le savoir, les peintres Léon Didas y Lora, dit Mistigris, Bridau et Schinner habitent rue de Berlin, rebaptisée en 1914 rue de Liège. Et lorsqu’en 1848 Balzac retournera à Berlin, en train, il passera par Liège. Liège, Liège, toujours Liège. Liège qui efface Berlin, intéressant ça….
Ce n’est donc pas une présence mémorable du romancier à Berlin qui justifie qu’une entreprise contemporaine le choisisse comme label de coffee shop. Mais, en soi, associer Balzac et le café n’est pas très original : le fait que notre romancier était un grand buveur de café est un mythème élémentaire. L’on peut admirer sa cafetière, religieusement conservée, au musée de la rue Raynouard. Sur e-bay, M. me trouve bien à propos une publicité “Café du Brésil”, extraite d’un magazine paru en 1936, qui proclame “C’est grâce au café que le grand auteur assura sa prodigieuse puissance de travail“.
Les connaisseurs de Balzac ne se contenteront pas de cette affirmation un peu simpliste. Ils préféreront verser une petite référence bien tassée au déjà cité Traité des excitants modernes, publié en 1832, remanié en 1839, texte dont il existe une belle édition de poche, illustrée par Pierre Alechinsky et complétée par des textes du même Alechinsky et de Michel Butor. Le texte de Butor, intitulé “Scènes de la vie excitante” est un relevé de scènes de La Comédie humaine où les personnages ont recours à l’une des cinq substances (eau-de-vie, sucre, thé, café, tabac). Petit inventaire qui n’a aucune prétention à l’exhaustivité : le seul relevé du terme café (qui, il est vrai confond boison et local) dans La Comédie humaine fait apparaître plus de 300 occurences. A cela il faut ajouter la correspondance : le 27 mars 1836, Balzac écrit à Madame Hanska qu’il souffre d’une inflammation des muqueuses pour avoir abusé du café et lui annonce qu’il a dû se mettre à l’eau de poulet et de gomme. Deux ans plus tard, il constate que l’accoutumance a fait perdre au café ses vertus stimulantes. Dans son Traité, Balzac met en garde contre toute généralisation abusive sur les vertus stimulantes de la boisson noire : “Beaucoup de gens accordent au café le pouvoir de donner de l’esprit ; mais tout le monde a pu vérifier que les ennuyeux ennuient bien davantage après en avoir pris“.
Cependant, comme le rapporte un ami du romancier, Léon Gozlan, dans son Balzac en pantoufles, plus encore que le café, c’est le thé qui faisait le délice des hôtes de la maison des Ardries : “Après le dîner, nous allions ordinairement prendre le café sur la terrasse : le café de Balzac eût mérité de rester proverbial. Je ne crois pas que celui de Voltaire eût osé lui disputer la palme. Quelle couleur ! quel arôme ! Il le faisait lui-même, ou du moins présidait- il toujours à la décoction. — Décoction savante, subtile, divine, qui était à lui comme son génie. Ce café se composait de trois sortes de grains : Bourbon, martinique et moka. Le bourbon, il l’achetait rue du Mont-Blanc (Chaussée-d’Antin); le martinique, rue des Vieilles-Audriettes, chez un épicier qui ne doit pas avoir oublié sa glorieuse pratique ; le moka, dans le faubourg Saint-Germain, chez un épicier de la rue de l’Université; par exemple, je ne sais plus trop lequel, quoique j’aie accompagné Balzac une ou deux fois dans ses voyages à la recherche du bon café. Ce n’était pas moins d’une demi-journée de courses à travers Paris. Mais un bon café vaut cela et même davantage. Le café de Balzac était donc, selon moi, la meilleure et la plus exquise des choses… après son thé toutefois.
Ce thé, fin comme du tabac de Latakiéh, jaune comme de l’or vénitien, répondait sans doute aux éloges dont Balzac le parfumait avant de vous permettre d’y goûter; mais véritablement il fallait subir une espèce d’initiation pour jouir de ce droit de dégustation. Jamais il n’en donnait aux profanes; et nous- même n’en buvions pas tous les jours. Aux fêtes carillonnées seulement, il le sortait de la boîte kamtschadale où il était renfermé comme une relique, et il le dégageait lentement de l’enveloppe de papier de soie, couverte de caractères hiéroglyphiques.
Alors Balzac recommençait, toujours avec un nouveau plaisir pour lui et pour nous, l’histoire de ce fameux thé d’or. Le soleil ne le mûrissait que pour l’empereur de Chine, disait-il ; des mandarins de première classe étaient chargés comme par un privilège de naissance, de l’arroser et de le soigner sur sa tige. C’étaient des jeunes filles vierges qui le cueillaient avant le lever du soleil et le portaient en chantant aux pieds de l’empereur. La Chine ne produisait de thé enchanté que dans une seule de ses provinces, et cette province sacrée n’en fournissait que quelques livres destinées à Sa Majesté Impériale et aux fils aînés de son auguste maison. Par grâce spéciale, l’empereur de Chine dans ses jours de largesse, en envoyait par les caravanes quelques poignées à l’empereur de Russie. C’était par le ministre de l’autocrate que Balzac, de ministre en ambassadeur, tenait celui dont il nous favorisait à son tour.
Le dernier envoi, celui d’où procédait le thé jaune d’or donné à Balzac par M. de Humboldt, avait failli rester en route. Il était arrosé de sang humain. Des Kirguises et des Tartares Nogaïs avaient attaqué la caravane russe à son retour, et ce n’est qu’après un combat très long et très meurtrier qu’elle était parvenue à Moscou, sa destination. C’était, comme on le voit, une espèce de thé des Argonautes. L’histoire de l’expédition, que nous abrégeons beaucoup, ne finissait pas absolument là ; celle de ses étonnantes propriétés y faisait suite : trop étonnantes! Si l’on prend trois fois de ce thé d’or, prétendait Balzac, on devient borgne, six fois, on devient aveugle; il faut se consulter. Aussi, lorsque Laurent Jan se disposait à boire une tasse de ce thé digne de figurer dans les endroits les plus bleus des Mille et une Nuits, il disait :
— Je risque un œil : versez !”
Voici donc réunis les éléments excitants (café, thé), Berlin (à travers Humboldt) et même, vous y serez sensibles, celui de l’aveuglement. Mon ange aurait-il bu trop de thé d’or ?
Mais revenons au logo des Balzac Coffee. Un petit ange et un scooter…Je n’aborderai pas ici en détail la présence permanente des anges chez Balzac : près de 1000 occurences ! J’y reviendrai une autre fois. Balzac n’arrête pas de qualifier ses personnages d’anges, et nombre de ceux-ci s’adressent à un autre avec un “mon ange”, comme cela se lit parfois chez le Marquis de Sade. Je me contenterai d’indiquer que la question du thème angélique a été déjà traitée par plus d’un commentateur : Monic Robillard, Sous la plume de l’ange. De Balzac à Valéry (1997); Michel Butor, Paris à vol d’archange – Improvisations sur Balzac II (1998); Juliette Grande, Balzac. La prose, l’argent, les anges (2003). Que l’ange soit présent dans le logo des Balzac Coffee ne peut que nous indiquer une chose : l’auteur du logo, ou sa commanditaire, Fraulein Vanessa, les deux probablement, sont de véritables lecteurs de Balzac, qui ont su aller dénicher dans le fatras réaliste dont on le crédite généralement, une des métaphores les plus légères, les plus spirituelles, les plus délicieuses de l’oeuvre.
Reste à expliquer le scooter. Je suppose que le scooter est à prendre ici comme métaphore de l’urbain, de la métropole et du déplacement rapide, nerveux, quasi libre que permet cette petite moto. Le scooter évoque la Vespa, le Nanni Moretti d’Aprile, bref l’Italie, royaume de l’espresso et d’une certaine légèreté de l’être. La libertà. Cela contraste avec les caméras de surveillance de Fraulein Vanessa, et cela vaut bien un petit bravo.
Avec tout cela, je ne vous parle pas de la Berlinale. Je ne vais pas vous en faire un compte rendu détaillé. J’y ai participé de manière trop marginale et je vous renvoie à vos journaux favoris, qui, de toute manière ne vous diront que ce qu’ils veulent bien vous dire. Exemple. La chère M., ma critique avisée, qui a eu l’occasion de voir plus de films que moi, a une très nette préférence pour Si je veux siffler, je siffle, premier long métrage du Roumain Florin Serban, histoire de deux frères, dont l’un emprisonné, et d’une mère indigne, récit éthique “à la Dardenne”. Le corresponand du Monde, lui, se demande comment ce film est arrivé en compétition. Même polarisation des critiques en ce qui concerne Caterpillar du Japonais Koji Wakamatsu. Film éprouvant. Un soldat japonais revient de la guerre dans son village, sans bras ni jambes, sans parole aussi. Mais ce héros, “Dieu de la guerre”, est un criminel de guerre qui a participé aux viols des femmes chinoises. Comme L’empire des sens, le film est un long huis clos érotique, mais l’extase poussée jusqu’à la violence extrême est remplacée ici par l’émergence de l’écoeurement : écoeurement de l’épouse qui finit par rejeter jusqu’à la violence le culte du “Dieu de la guerre”, et ce prétendu “Dieu de la guerre” lui-même auquel elle se retrouve asservie; écoeurement aussi du héros alors que lui reviennent en mémoire les images de ses actes criminels. Le film est une véritable épreuve pour le spectateur, dont le voyeurisme n’est pas flatté mais malmené jusqu’à la douleur, pour conduire à l’évidence du message pacifiste final. En rentrant, je cherche à en savoir plus sur Wakamatsu. Comme vous le savez, mon petit Dieu Hasard fait toujours bien les choses. Wakamatsu a réalisé, entre autres, un film qui s’appelle L’extase des anges. Et dans ce film, si je comprends bien, il y a un ange aveugle…