LES CARNETS DE L’ANGE AVEUGLE – Le Paris de Balzac n’existe pas
14 janvier 2010
Tempête de neige
Il y a quelques semaines, alors que je cherchais Louise de Chaulieu au Faubourg Saint-Germain, j’ai pris cette étrange photographie “Tempête de neige”, rue de Grenelle, je pense. Elle m’est revenue en mémoire aujourd’hui, alors que la neige s’abat sur la France, la paralyse. Au loin, un séisme a ravagé Haïti, le pays le plus pauvre du monde, ce pays dont Toto Bissainthe a chanté la malédiction avec un halètement de colère qui toujours m’émeut. Au loin,…
Restons ici. Je ne puis quand même pas me prendre ici pour Voltaire après le tremblement de terre de Lisbonne, 1755.
La neige, donc. Balzac et la neige. Sujet immense comme les plaines de Russie, que Balzac, à la différence de Stendhal, n’avait pas traversées. On relève 153 occurrences du mot “neige” dans son oeuvre. Ce n’est pas rien. On fait des séminaires pour moins que ça. Tenez, le Séminaire Balzac de la saison , organisé par l’Université Diderot, est consacré cette à l’année à l”homme social”, expression dont le programme souligne qu’on en trouve 9 occurrences dans l’oeuvre.
Je passerai rapidement sur les nappes blanches comme neige, récurrentes ici et là, sur les neiges , trop historiques, de la Berézina (évoquées dans Le colonel Chabert, ou dans Adieu), ou sur les neiges de Norwège, pays où se déroule d’action de Séraphita, aux probables significations mystiques héritées de Swedenborg ou encore sur les diverses neiges associées à l’accumulation des années, à l’expérience, à la vieillesse…
Je m’en tiendrai à une esquisse de communication sur l’irradiation érotique de la neige chez Balzac. Et quand je dis esquisse, je m’en tiendrai paresseusement à une petite compilation de citations de ses ces portraits de femmes, insistant sur leur apparence physique, telle que nous la percevons au premier regard, ces portraits dont la lecture créent en nous (ce qu’une certaine tradition pédagogique de l’enseignement de la littérature ne peut accepter) le même émoi que celui ressenti par le héros, qui, bientôt, va tomber amoureux.
“Un sourire de plaisir dérida la figure de l’étranger quand il aperçut Caroline dont le petit pied était chaussé de guêtres en prunelle couleur puce, dont la robe blanche, emportée par un vent perfide pour les femmes mal faites, dessinait des formes attrayantes, et dont la figure, ombragée par un chapeau de paille de riz doublée en satin rose, était comme illuminée d’un reflet céleste ; sa large ceinture de couleur puce faisait valoir une taille à tenir entre les deux mains ; ses cheveux, partagés en deux bandeaux de bistre sur un front blanc comme de la neige, lui donnaient un air de candeur que rien ne démentait.” (Une double famille).
Louise de Chaulieu, une des héroïnes les plus lucides, les plus maîtresses de leur jeu de séduction, a bien conscience de ce privilège qu’est la blancheur de neige d’un front :
“Je puis baisser les yeux et me donner un coeur de glace sous mon front de neige. Je puis offrir le cou mélancolique du cygne en me posant en madone, et les vierges dessinées par les peintres seront à cent piques au-dessous de moi ; je serai plus haut qu’elles dans le ciel. Un homme sera forcé, pour me parler, de musiquer sa voix.” (Mémoires de deux jeunes mariées).
De même la comtesse Eléonore de Chaulieu :
“Audacieusement coiffée en cheveux abondants, sans teinture, et nattés sur la tête en forme de tour, Eléonore montrait fièrement son cou de neige, sa poitrine et ses épaules d’un modelé délicieux, ses bras nus et éblouissants, terminés par des mains célèbres.” (Modeste Mignon)
Le front, le cou, mais aussi la poitrine, comme celle de la Comtesse de La Baudraye :
“Ses gants garnis et à glands laissaient voir ses beaux bras blancs. Elle étincelait de dentelles, et portait toutes les jolies futilités voulues par la mode. Sa coiffure à la Sévigné lui donnait un air fin. Un collier de perles ressemblait sur sa poitrine à des soufflures sur de la neige.” (La Muse du Département).
Même topique de la poitrine de neige chez Madame de Bargeton :
“Le nez offrait une courbure bourbonnienne, qui ajoutait au feu d’un visage long en présentant comme un point brillant où se peignait le royal entraînement des Condé. Les cheveux ne cachaient pas entièrement le cou. La robe, négligemment croisée, laissait voir une poitrine de neige, où l’oeil devinait une gorge intacte et bien placée.” (Illusions perdues).
Plus érotique encore que le front, le cou ou la poitrine, le dos de neige :
“Armant déjà son amour de la légalité, Paul se plut à baiser le bout des doigts de Natalie, à effleurer son dos de neige, à frôler ses cheveux en dérobant à tous les regards les joies de cette émancipation illégale.” (Le contrat de mariage).
La neige, on ne s’en étonnera point, connote la pureté virginale :
“Comme elle s’est préparée! dit Rastignac à Marsay. Quelle toilette de vierge, quelle grâce de cygne dans son col de neige, quels regards de Madone inviolée, quelle robe blanche, quelle ceinture de petite fille!”. (Le Cabinet des Antiques).
Ou encore :
“Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard.” (La Peau de chagrin)
On aurait tort de penser que la blancheur de neige est l’apanage des femmes de la noblesse, tellement chéries par Balzac, au point d’en intoxiquer la libido de ses jeunes lecteurs de banlieue. Le charme du blanc comme neige peut tout à fait se trouver parmi les femmes populaires. Ainsi, cette jeune Juive polonaise, fille d’un commerçant chez qui se réfugie le Genestas du Médecin de Campagne :
“Ca avait dix-sept ans, c’était blanc comme neige, des yeux de velours, des cils noirs comme des queues de rat, des cheveux luisants, touffus qui donnaient envie de les manier, une créature vraiment parfaite!”.
Il est vrai que cette Blanche-Neige Juive relève de la détestable topique balzacienne qui consiste à opposer la beauté des femmes juives à la saleté de leur monde : “Ces gens-là, ça vit dans l’ordure et ça meurt dans l’or. Leur maison était élevée sur des caves, en bois bien entendu, sous lesquelles ils avaient fourré leurs enfants, et notamment une fille belle comme une Juive quand elle se tient propre et qu’elle n’est pas blonde.”
Il reste que l’érotisme n’est pas seulement dans la blancheur des corps. Dans La peau de chagrin – roman dont je ne vous raconterai jamais pourquoi il a pour moi valeur de talisman – Balzac mêle superbement la matérialité de la neige réelle (attribut masculin) avec la blancheur métaphorique de la neige féminine, glissant discrètement du vêtement au corps nu, promis :
“Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige : car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage, et d’où elle va sortir ? “.
Toujours dans La peau de chagrin, Balzac exalte jusqu’au paradoxe défiant la physique combien ce corps blanc de neige est l’objet le plus brûlant du désir :
“Elle arrive, la voici la reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée ! Les lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange ? n’entendez-vous pas le frémissement aérien de ses ailes ? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles yeux fascinent ; sa douce, mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique ; elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser ses cheveux d’or, baiser ses yeux étincelants.”
Une telle association érotique du corps de neige féminin au brûlant de l’éclair est ici trop maîtrisée pour qu’on ne puisse accuser Balzac du syndrome du char de l’Etat qui navigue sur un volcan. Après tout, les sensuels le savent bien, la neige n’est pas glaciale, mais brûlante.
Il reste que cette association mériterait psychanalyse. Nous trouverons peut-être un indice dans cette occurrence (Une fille d’Eve) :
“Schmuke ne s’était senti le courage de confier sa misère et ses voeux qu’à ces deux adorables jeunes filles, à ces coeurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles, et sous la glace de la dévotion.”
La neige virginale, qui rend le corps féminin désirable jusqu’à l’incandescence, trouverait-elle la force de son rayonnement dans le souvenir que Balzac portait à “la neige des rigueurs maternelles”, associées à la glace de la dévotion ?