La Place-Royale, la Vielle Dame et les squatteurs

LES CARNETS DE L’ANGE AVEUGLE – Le Paris de Balzac n’existe pas

10 janvier 2010

La Place-Royale, la Vielle Dame et les squatteurs

Le  Paris de Balzac existe.

Lorsqu’il y a quelques semaines, j’ai évoqué avec des amis mon projets de photographier les lieux balzaciens, l’un d’eux, écrivain et journaliste avisé, m’a dit : « Tu devrais aller voir du côté de la Place des Vosges ». En fait, j’avais déjà réalisé un petit reportage photographique sur la « Place-Royale »,  le 10 janvier dernier, il y a exactement un an. Un reportage beau comme une orchidée défiant une rangée de motos aristos.

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D’une certaine manière, c’est même probablement là que mon projet a germé. J’avais visité l’exposition sur le Paris des Misérables à la Maison Hugo et je me souviens avoir commencé une méditation sur ma perception littéraire de la lointaine capitale en prenant un thé au café homonyme. Le quartier Picpus, cela vous dit quelque chose ? En ce qui me concerne, il est là, au fond de la mémoire, tel un terrifiant précipice, au point que je me demande si j’oserai le photographier un jour.

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Place des Vosges-10Et voilà précisément que la Place des Vosges revient dans l’actualité. Cette semaine a commencé au Tribunal du Vème arrondissement le procès du collectif « Jeudi-Noir », un groupe d’étudiants qui a décidé de squatter un hôtel particulier de la Place ci-devant royale, inoccupé paraît-il depuis quarante ans. Il appartient à une vielle dame,  Madame Cottin, 87 ans, résidant actuellement dans un home, et placée sous tutelle un mois après avoir visité son hôtel squatté.

L’affaire a du panache et suscite l’intérêt de la presse. Balzac aurait certainement philosophé sur cette histoire, en aurait peut-être élaboré un roman. Dans La Duchesse de Langeais, il explicite sa théorie sur le déclin de la Place-Royale, centre de la vie aristocratique au XVIème siècle, mais abandonné avec l’essor de Versailles puis du faubourg Saint-Germain.

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« (…) la noblesse, compromise au milieu des boutiques, abandonna la place Royale, les alentours du centre parisien, et passa la rivière afin de pouvoir respirer à son aise dans le faubourg Saint-Germain, où déjà des palais s’étaient élevés autour de l’hôtel bâti par Louis XIV au duc du Maine, le Benjamin de ses légitimés. Pour les gens accoutumés aux splendeurs de la vie, est-il en effet rien de plus ignoble que le tumulte, la boue, les cris, la mauvaise odeur, l’étroitesse des rues populeuses ? Les habitudes d’un quartier marchand ou manufacturier ne sont-elles pas constamment en désaccord avec les habitudes des Grands ? Le commerce et le Travail se couchent au moment où l’aristocratie songe à dîner, les uns s’agitent bruyamment quand l’autre se repose ; leurs calculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette, et l’autre est la dépense. De là des moeurs diamétralement opposées. Cette observation n’a rien de dédaigneux. Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des sièges différents pour ces forces ; et, de leur antagonisme, vient une antipathie apparente que produit la diversité de mouvements faits néanmoins dans un but commun. »

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Deux personnages de La Comédie humaine habitent Place-Royale.

Dans Les employés, apparaît le terne comptable Saillard, qui a acheté là un hôtel particulier, en 1804, pour quarante mille francs.  « Ancien teneur de livres au Trésor quand le Trésor avait des livres tenus en parties doubles, le sieur Saillard fut indemnisé par sa place actuelle quand on y renonça. C’était un gros et gras bonhomme très-fort sur la tenue des livres et très-faible en toute autre chose, rond comme un zéro, simple comme bonjour, qui venait à pas comptés comme un éléphant, et s’en allait de même à la Place-Royale où il demeurait dans le rez-de-chaussée d’un vieil hôtel à lui. Il avait pour compagnon de route monsieur Isidore Baudoyer, Chef de bureau dans la Division de monsieur La Billardière et partant collègue de Rabourdin, lequel avait épousé sa fille Elisabeth, et avait naturellement pris un appartement au-dessus du sien. Personne ne doutait au Ministère que le père Saillard ne fût une bête, mais personne n’avait jamais pu savoir jusqu’où allait sa bêtise ; elle était trop compacte pour être interrogée, elle ne sonnait pas le creux, elle absorbait tout sans rien rendre.

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Dans Le Cousin Pons, nous apprenons que le marchand d’art Elie Magus possédait Place-Royale « un vieil hôtel acheté, pour un morceau de pain, comme on dit, en 1831. Cette magnifique construction contenait un des plus fastueux appartements décorés du temps de Louis XV, car c’était l’ancien hôtel de Maulaincourt. Bâti par ce célèbre président de la cour des Aides, cet hôtel, à cause de sa situation, n’avait pas été dévasté durant la révolution. Si le vieux Juif s’était décidé, contre les lois israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il eut bien ses raisons. Le vieillard finissait, comme nous finissons tous, par une manie poussée jusqu’à la folie. Quoiqu’il fût avare autant que son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des chefs-d’oeuvre qu’il brocantait ; mais son goût, de plus en plus épuré, difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts. Semblable au second roi de Prusse, qui ne s’enthousiasmait pour un grenadier que lorsque le sujet atteignait à six pieds de hauteur, et qui dépensait des sommes folles pour le pouvoir joindre à son musée vivant de grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles irréprochables, restées telles que le maître les avait peintes, et du premier ordre dans l’oeuvre. Aussi Elie Magus ne manquait-il pas une seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il par toute l’Europe. Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon, s’échauffait à la vue d’un chef-d’oeuvre, absolument comme un libertin, lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à la recherche des beautés sans défauts. Ce Don Juan des toiles, cet adorateur de l’idéal, trouvait dans cette admiration des jouissances supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il vivait dans un sérail de beaux tableaux !

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Place des Vosges-29Ces chefs-d’oeuvre, logés comme doivent l’être les enfants des princes, occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Elie Magus avait fait restaurer, et avec quelle splendeur ! Aux fenêtres, pendaient en rideaux les plus beaux brocarts d’or de Venise. Sur les parquets, s’étendaient les plus magnifiques tapis de la Savonnerie. Les tableaux, au nombre de cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides, redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Elie trouvât consciencieux, par Servais, à qui le vieux Juif apprit à dorer avec l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or français. Servais est, dans l’art du doreur, ce qu’était Thouvenin dans la reliure, un artiste amoureux de ses oeuvres. Les fenêtres de cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle. Elie Magus habitait deux chambres en mansarde au deuxième étage, meublées pauvrement, garnies de ses haillons, et sentant la juiverie, car il achevait de vivre comme il avait vécu.

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Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le plus, habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée devrait employer. Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont toutes les Juives quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles. Noémi, gardée par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les événements de Pologne, et qu’Elie Magus avait sauvé par spéculation. Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait une loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et bouledogue. ».

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L’affaire du 1bis aurait ravi Balzac. Il est probable qu’il se serait emparé du personnage de Madame Cottin. Dans quelles circonstances cette fille d’un banquier, fondateur de la Banque française du Commerce extérieur, a-t-elle acquis cet hôtel,  en 1963, auprès d’un artiste américain ? L’avait-elle acquis, « comme on dit, pour un morceau de pain » ? D’où venait les trois millions d’euros qu’elle a pu investir dans la restauration de l’immeuble, sous le contrôle des architectes de la Direction des Monuments et sites du Ministère de la Culture ? Quel revers de fortune l’a empêché de l’occuper, comme elle en manifeste aujourd’hui le souhait ? Qui sont les invisibles héritiers, que l’on devine impatients d’investir un bien si péniblement laissé en friche, au risque de le voir soumis à une « réquisition citoyenne » ?

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Notre auteur se serait également intéressé  à l’énergique hardiesse des étudiants squatteurs, que l’on imagine de bonne famille, bien éduqués et habiles rhétoriciens. Charme des étudiantes, qu’il nous aurait évidemment décrite jolies et brillantes, férues d’architecture, d’histoire, de musique et – je l’espère – de littérature. L’une d’elle, étudiante au conservatoire, passe ses journées à jouer sur un vieux piano désaccordé, trouvé là. Des histoires d’amour aussi, le lieu s’y prête, l’aura de Madame de Sévigné, née dans cette chambre. Vas-y, lecteur, à ton imagination…

La Présidente du Tribunal qui doit juger l’affaire insiste pour que l’on argumente « en droit ». On la comprend. En droit, évidemment, l’affaire est pliée : le non-respect de la propriété privée est flagrant. Le droit de la propriété, logiquement, va l’emporter sur l’argumentaire politique et social. Tout ce qu’on peut espérer, c’est un jugement clément, euro symbolique, condamnation aux dépens. Dangereux cas de jurisprudence, porte ouverte à….Le droit de la propriété n’aime pas les portes ouvertes. (Les squatteurs non plus, d’ailleurs, qui craignent les CRS).

Mais il faudrait quand même prévoir les félicitations de l’opinion publique pour l’initiative.  Remettre à l’ordre du jour la question des 136 000 appartements non occupés à Paris, en pleine crise du logement, durant un hiver glacial, cela vaut la Légion d’honneur, non ? On la donne pour moins que ça…

Les experts du Ministère du Logement – ils se plaignent d’être peu entendus par l’actuel ministre – vous le diront : la question est d’ordre législatif. Il est tellement difficile d’obtenir l’expulsion d’un locataire mauvais payeur que les propriétaires hésitent à louer.  Madame Cottin peut se réjouir : son dossier est arrivé très vite au tribunal. Je puis vous citer des cas de procédure d’expulsion qui ont duré cinq ans. Le modèle alternatif se trouve, paraît-il, au Canada : les procédures d’expulsion sont plus rapides. Du coup les locataires sont plus soucieux de respecter les droits du propriétaire, et les logements disponibles sont mis plus facilement sur le marché.

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A défaut de pouvoir juger « en politique », il faudrait pouvoir juger « en roman ». Bel élan romanesque de Madame Hidalgo, l’adjointe à la culture du Maire de Paris, qui, dans une lettre de soutien affirme que l’hôtel appartient « à tous les amoureux de Paris ». Mais-là, le talent du romancier pourra être dangereux : il pourra, selon l’humeur ou selon l’idéologie, nous rendre sympathique la Vieille Dame, « vive et têtue » reconnaissent les étudiants, et nous dépeindre ceux-ci experts dans les petits stratégies du capital symbolique, jeunes révolutionnaires à la recherche d’une aristocratie des luttes, qui n’auraient pas trouvé chic d’aller squatter un immeuble inoccupé de Belleville ou de Ménilmontant. De petites vanités, des méchancetés comme en trouve dans les romans. Et pourquoi pas, à l’inverse, imaginer une soudaine sympathie entre les squatteurs et la Vielle Dame, bourgeoise certes mais délicieusement excentrique, réalisant leur commun amour du beau lieu contre la cupidité des héritiers impatients ?

Du roman, s’il vous plait, du roman, des lieux et un non-lieu !

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Commentaires

  1. Une lectrice attire mon attention sur l’antisémitisme scandaleux de Balzac dans l’extrait cité du Cousin Pons.
  2. balzac-39La question de la représentation des Juifs chez Balzac n’est pas nouvelle et je ne puis que renvoyer à des contributions d’experts, qui en présentent une analyse bien plus informée que celle que je ne pourrais proposer moi-même. Voyez par exemple la contribution « Les personnages juifs dans l’œuvre de Balzac » de I. Tieder, chercheur à l’Université Bar-Ilan, Ramat-Gan , recueillie dans les actes d’un colloque de l’Université de Haifa, « Les Juifs dans l’Histoire de France », rendue accessible mais malheureusement tronquée, dans son ambiguë générosité, par Google Books.Il est évident que plus d’un texte de Balzac concernant les Juifs nous paraît aujourd’hui scandaleux, inacceptable, pétri de stéréotypes et d’un racisme explicite, sinon théorisé. Il est clair également que la droite maurassienne s’est nourrie de Balzac (pas seulement pour sa possible exploitation antisémite mais également pour récupérer à son profit le monarchisme antidémocratique). Mais l’analyse de I. Tieder montre que l’attitude de Balzac vis à vis des Juifs est ambivalente et qu’elle ne développe pas un antisémitisme théologique, fréquent à l’époque, notamment chez Chateaubriand, Hugo, Vigny. Balzac peut manifester de l’empathie pour certains de ses personnages juifs, l’usurier Gosbeck notamment. Et s’il décrit Nuncingen en financier, il ne lui conteste pas sa profession. Balzac ne conteste pas aux Juifs leur intégration dans la société française, conquête encore récente de la Révolution française.Je voudrais rassurer mes lecteurs et lectrices. Explorer le Paris contemporain en s’accompagnant de La Comédie humaine ne signifie pas adhérer à l’idéologie de Balzac, en partager la vision du monde. Une telle attitude serait absurde. Mon propos est beaucoup plus sur la manière dont, à travers Balzac, la littérature, ou le souvenir de la lecture, ce qui n’est peut-être pas la même chose, me hante et s’entrechoque avec le réel, le contemporain, perturbe depuis longtemps mon appréhension du monde. Dans le billet sur la Place-Royale/Place des Vosges, c’est la continuité du romanesque des lieux qui m’intéressait et, dans une moindre mesure, l’urgence de la question du logement. Dans ce billet, les longues citations du texte balzacien, se voulaient documents par rapport au lieu “Place des Vosges” et non contribution au misérable et très officiel débat sur l’identité nationale. Fallait-il cacher ce texte, sous prétexte de ses possibles utilisations révisionnistes ? Je ne le pense pas. Comme toute ville, Paris à ses égouts. Faut-il les taire ?

    Et si il fallait s’en tenir à un pur débat politique, je pense qu’alors, oui, il faudrait donner un caractère beaucoup plus prioritaire à la question du logement qu’à la question de l’identité nationale.

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1 commentaire

  1. Ah non, svp, ne mettons pas à l’index, les grands auteurs qui auraient dépeint, imaginé, caricaturé, moqué certaines catégories de gens…dont les juifs. Et je te trouve bien patient, de te justifier si longuement, mon cher André.
    Notre époque est moralisatrice, aseptisée, culpabilisée.
    N’oublions pas qu’il ne s’agit pas ici d’une oeuvre scientifique ou historique. Il s’agit ici de crèation littéraire.
    Excuse- moi ça me met hors de moi!

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