Rendez-vous manqués avec Hegel

     stuttgart-7 Stuttgart, 31 janvier 2009. Au début des années 80, je me suis passionné pour Hegel. Le déclin de l’althussérisme, la découverte tardive, dans l’espace francophone, de l’Ecole de Francfort, mes séjours napolitains et les promenades dans la Via Benedetto Croce rendaient inéluctable le passage par un moment Hegel. Pas facile de se confronter, quasi seul, à l’oeuvre d’un tel géant de la philosophie. On n’en parlait peu à Liège. Les camarades militants que je fréquentais alors n’en avait vraiment rien à foutre de Hegel, et de la philosophie en général. A l’Université de Liège, qu’il avait boudée lors de sa création alors que la chaire de philosophie lui avait été proposée, on l’avait quasi oublié. Je me souviens du mépris qu’affichait un professeur de logique pour les brumes de la philosophie allemande. Eric Duyckaerts n’avait pas encore publié son facétieux Hegel ou la vie en rose. Seul Jacques Dubois l’évoquait, en passant, à propos de Mallarmé.

J’avais entrepris une thèse de doctorat sur le concept d’événement. Je m’étais mis en tête, non sans naïveté, d’examiner comment les philosophes de l’Histoire (Polybe, Machiavel, Hegel, Marx,…) pensaient l’articulation entre leur vision de la totalité historique et l’événement, au sens journalistique, le micro-récit. Je me focalisais un moment sur une question précise : comment Hegel et Marx avaient-ils analysé leur propre activité de journaliste. On le sait peu, mais Hegel, avant d’écrire la Phénoménologie de l’Esprit et de devenir professeur d’Université, fut directeur d’une gazette à Bamberg. J’ai retrouvé de lui ce constat terrible « Ecrire un article de journal, c’est manger du foin« . Je me souviens m’être arrêté à Bamberg un jour, au retour de Munich, et d’avoir dégusté un café Lavazza à une terrasse avec vue sur la maison où le philosophe journaliste demeurait. Pas d’esprit sans une dose de caféine. Je me souviens aussi de la tête effarée de l’employé de cette petite maison d’édition de Francfort où je vins un jour acheter un ouvrage consacré à ce moment journalistique dans la vie de Hegel  : « Oh ! Mensch ! ».

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Avec tout cela, j’ai failli me perdre. La lecture de la correspondance de Hegel me fit découvrir ses relations avec la Belgique sous l’occupation hollandaise et le rôle central que joua son disciple et ami Van Ghert – un hollandais catholique enthousiasmé par la Révolution française puis par les thèses du Maître sur la nécessaire soumission de l’Eglise à l’Etat -dans la politique dite de l’Amalgame et les origines de la révolution nationale belge de 1830. J’en fis une étude, présentée au colloque du centenaire de Marx organisé par la VUB, l’Université libre de Bruxelles, côté flamand. En analysant cette première tentative de mise en oeuvre de la philosophie hégélienne en Belgique et son refoulement précoce, je théorisais l’incompréhension du marxisme par les intellectuels belges de la seconde moitié du XIXème siècle, conduisant nécessairement au réformisme économiste et à la social-démocratie. Mes amis de Critique politique, revue théorique pour laquelle je l’avais écrit, me félicitèrent : j’avais trouvé la clé philosophique du pragmatisme belge, tant honni. Mais Critique politique était déjà en pleine débandade et l’article fut finalement publié dans la revue de culture wallonne Toudi et dans les actes du colloque (que je ne recevrai que près de trente ans plus tard). La version la plus propre s’en trouve ici

L’étude de Hegel m’amena à explorer l’histoire du concept d’aliénation. Il me devint évident que les traductions françaises – en particulier la célèbre traduction de la Phénoménoligie par Jean Hyppolite – confondaient sous un même terme deux concepts différents : l’Entausserung (phase d’extériorisation de l’Esprit dans son développement historique) et l’Entfremdung (discours du sujet étranger à lui-même, propre au discours courtisan du Neveu de Rameau). Avec cette question –  j’ai gardé dans des cartons des dizaines de pages de notes – j’ai failli me noyer. Je me souviens d’avoir recherché en vain dans les oeuvres de Goethe la traduction de l’oeuvre de Diderot, dans laquelle il était dit que Hegel avait emprunté le terme d’Entfremdung, d’avoir déchiffré, dans le texte allemand, la critique que Habermas faisait de la construction du concept de réification par György Lukacs. Je me souviens aussi du deuxième volume de la Logique jeté par la fenêtre dans la boue du jardin par une épouse napolitaine en furie. Je ne sais où tout cela m’aurait conduit si le Ministère de la Culture ne m’avait un jour appelé pour transformer en livre une étude sur l’édition phonographique, qui, de fil en aiguille, devait me conduire à une thèse de doctorat sur la déréglementation de la télévision et à une carrière d’expert européen ès questions audiovisuelles.

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Bref, j’abandonnais Hegel au moment historique de l’essor du néo-libéralisme. Je ne l’ai jamais oublié complètement et, vivant à Strasbourg, je nourrissais le projet d’aller visiter sa maison natale, transformée en musée, à Stuttgart. Il faut dire aussi que Stuttgart avait pour moi une connotation érotico-politique étrange. A la fin des années 70, à l’occasion de sa venue à Bruxelles pour un important colloque sur la dissidence, le journal Pour m’avait demandé d’interviewer Wolf Biermann, dont je ne connaissais à peu près rien, sinon qu’il avait quitté la DDR pour s’établir en RFA. Une traductrice, fille de militaire belge en Allemagne, m’accompagnait pour cette interview. Plutôt que de répondre à mes questions, sans doute maladroites, le chanteur se mit à draguer l’interprète en lui disant qu’elle lui rappelait cette « Mädchen in Stuttgart » pour qui il avait écrit une de ses chansons les plus intimes.

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Donc, ce 31 janvier 2009, j’avais convaincu M. d’aller en pèlerinage à Stuttgart. De Strasbourg, cela ne représentait que deux cents kilomètres tout au plus. Mais plutôt que de suivre la voie rapide, l’autoroute, je choisis la ligne droite, c’est à dire la traversée du Harz, en zigzag. Nous étions parti tard et nous prîmes notre temps dans un petit restaurant de village. J’ai conservé diverses jolies photos de M. dans ce restaurant, dont une où elle lit le Frankfurter Allgemeine Zeitung à 13:30:35. Un peu tard pour la prière matinale de la bourgeoise contemporaine ! Nous arrivâmes dans l’après-midi à Stuttgart. A 15:54, nous perdîmes un peu de temps à photographier une rencontre avec l’Histoire : une manifestation de militants kurdes, entourée de policiers allemands à cheval, réclamant la libération d’Abdullak Öcalan, le leader (marxiste ?) du PKK.

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A 16:05, nous étions devant le Hegelmuseum. Mais celui fermait ses portes à 16 heures. En Allemagne, on ne plaisante pas avec la ponctualité historique.

Mon second rendez-vous avec Hegel était encore raté.

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Paris, 17 novembre 2016.

L’album complet est disponible ici.

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